Le cours d'écriture de Marie


Dans le placard de Mademoiselle (Pauvre bête)
Je… je suis assez solitaire. Même… même très solitaire. Et encore: c'est un euphémisme. Je suis… je suis carrément seule. Dans un coin. Dans le noir. Immobile. In-touchée depuis des lustres. Personne ne m'adresse la parole. Personne ne me sort prendre l'air. Personne ne veut caresser mes poils doux. Personne n'a besoin de se réchauffer auprès de moi. Je suis inutile. "Je suis solitaire. Une fois par siècle j'ouvre la bouche pour parler et ma voix monotone raisonne dans ce vide et nul ne peut l'entendre. Vous non plus pâles lumières vous ne m'entendez pas…"
Je suis la personnification de la relation mère-fille qui ne fonctionne pas: ce cadeau symbolique pour la mère (l'accompagnement idéal du passage à l'âge adulte) qui ne remporte aucun succès auprès de la fille, qui le déconsidère comme un vestige vétuste du monde ancien de la mère, le monde à abattre, le monde à casser, le monde à reconstruire. Je suis la fourrure cadeau 18 ans. Celle que l'on a offerte avec chaleur et que l'on a reçue avec froideur. Celle que l'on a mise directement au placard rembourrée de produits anti-mites pour ne plus jamais la ressortir. Celle qui regarde jalousement toutes les autres: les jupes, les robes, les chemises que Mademoiselle porte (c'est elle-même qui les a achetées, elle en est fière: son argent, son bon goût, son indépendance, son style) et les jupes, les robes, les chemises que Mademoiselle jette (elle ne les aime plus; elles ne lui vont plus; elle n'a plus de place). Toute la garde-robe tremble au mot "tri": l'épreuve ultime, ça s'essaye, ça se change, ça passe ou ça casse, ça revient à sa place ou ça part à la benne. Les rumeurs les plus folles circulent à cette époque: Mademoiselle donne aux pauvres, Mademoiselle jette, Mademoiselle met de coté (où ? pour qui ? pourquoi ? nul ne sait). Cette incertitude les travaille. Tout le monde a peur. A qui le tour ? Dans le placard de Mademoiselle pas de plan social publié à l'avance, pas de chômage, pas de reconversion, pas de retraite. Le totalitarisme règne et personne n'a son mot à dire. C'est elle qui décide. Comme bon lui semble. Elle fait ce qu'elle veut. C'est son placard. 
On me dit: tu en as de la chance! On ne te jettera jamais toi. Tu es chère. Tu as de la valeur. Tu feras partie de l'héritage laissé par Mademoiselle. Les fourrures, ça ne bouge pas. Ca reste! Ca résiste! Ca survit! Ca passe la crise. 
Je leur dit: à quoi bon ? A quoi ça sert ? Si elles savaient combien j'aimerais être une vulgaire doudoune comme la grosse kaki qui fait l'hiver avec Mademoiselle. Tout l'hiver. Tous les hivers. Quelle chance elle a, celle-là. Une paysanne (de Troyes dans l'Aube), une prolétaire (des magasins d'usine), une pas chère (achetée en soldes), inculte, analphabète, simple. Et Mademoiselle l'amène partout: dans les beaux bureaux, dans les restaurants gastronomiques, aux concerts classiques, à l'opéra, au théâtre! Je la déteste! Encore ce matin Mademoiselle racontait la pièce qu'elle avait vue la veille au Théâtre de la Ville avec son immonde doudoune: Un ennemi du peuple de Thomas Ostermeier. La vérité contre la majorité. La société sur scène. Le miracle du théâtre - épiphanie. Quand le spectacle se transforme en morceau de vie comme le vin se fait sang du Christ derrière l'autel, en coulisses. Et c'est celle-là qui l'a vue cette pièce anthologique?! A ma place?! C'est ma fourrure délicate qui devrait reposer confortablement sur les genoux de Mademoiselle au Théâtre du Châtelet. C'est ma couture italienne qu'on devrait montrer à l'Opéra Garnier. C'est mon col doux qui mériterait d'être embaumé du parfum discret de Mademoiselle: Love de Chloé. Rien que le nom… c'est fait pour moi!
Mes rares souvenirs de Mademoiselle (que je chéris plus que tout et qui me font tenir en attendant qu'elle mûrisse, qu'elle se Madamise et qu'elle me considère enfin à mon rang mérité, à ma valeur de pièce unique, faite sur mesure, pour elle, rien que pour elle): ce dîner de famille dans la vieille brasserie du Marais - Mademoiselle avait mis sa petite robe noire préférée avec ses boucles d'oreille rouges et son écharpe Kenzo. Un classicisme épuré porté au paroxysme par (le contraste - toujours maître du style) sa jeunesse, sa fraîcheur, sa pureté. Tous les yeux étaient fixés sur nous. Nous sentions bon, nous étions gracieuses, nous étions belles. La belle-mère de Mademoiselle: fière - LE baromètre d'appréciation. 
Ca, c'était il y a 5 ans. Depuis j'attends… j'attends… j'attends…

Une disparition
- Allo, Paul ?
- Oui, Jean ?
- Oui. Ca va ?
- Ca va, et toi ?
- Ca va, ça va. Un peu inquiet vu la situation, mais ça va. On tient le coup.
- Quelle situation ? Mais de quoi tu parles ?
- Tu ne sais pas ? Tu n'a pas entendu parler de la disparition de la petite de Micheline ? La gamine de 16 ans. Celle plutôt bien foutue. Tu vois laquelle ? Pas la grosse, l'autre. Bref. Ca fait 3 jours qu'elle ne dort pas à la maison. Alors, moi je suis inquiet, comme tout le monde. Je suis père de famille moi aussi. Et avec les bruits qui courent…
- Quels bruits qui courent ?
- Les bruits sur le prof de sport, monsieur Museau, le coach de l'équipe de basket du lycée. Tu vois qui c'est, non ? Paul, tu vois qui c'est ? C'est aussi le prof de tes enfants je te rappelle. 
- Oui, oui, je vois, le jeune, celui qui est arrivé l'année dernière. 
- Oui, oui, c'est ça. Et ben, on dit qu'il serait un petit peu pédophile notre monsieur Museau, que la petite de Micheline y serait passée, qu'elle l'aurait menacé de tout raconter à sa mère, et du coup qu'il serait devenu aussi un petit peu criminel notre monsieur Museau, pour fermer la gueule de la gamine une fois pour toutes, si tu vois ce que je veux dire! 
- Nooon. Et t'y crois toi à ces conneries ? 
- Non seulement que j'y crois, mais j'ai peur, ma Violette est dans la même classe. Elle peut être la prochaine proie de ce psychopathe. 
- Ca ne risque pas d'arriver, ça.
- Et pourquoi donc ?
- Ne le prends pas mal Jean, mais la petite de Micheline c'était une bombe, Violette… elle ressemble trop à sa mère. Ne le prends pas mal. Ta femme est très bien et Violette est très bien aussi, mais là on parle d'instincts sexuels incompressibles, de passions inéteignables. Je ne vois juste pas Violette (ou ta femme, tant qu'on y est) provoquer ça chez un homme, même psychopathe. Tu vois ce que je veux dire?
- Merci Paul pour ton soutien. C'est super rassurant ce que tu me dis là: ma femme et ma fille sont moches, donc clairement hors de danger. Mais tu t'entends parler là ? Comment tu peux être aussi con?!
- Calme-toi Jean. C'est pour toi que je dis ça. Pour t'enlever cette idée de la tête. Violette ne va pas se faire violer et tuer par le prof de sport parce que ce n'est pas ça qu'est arrivé à la petite de Micheline. Même si je suis d'accord avec toi, ça aurait pu: j'ai toujours dit que c'était une chaude du cul cette gamine et qu'elle la cherchait un peu trop. Quelqu'un devait lui apprendre à se tenir!
- Qu'est-ce que tu veux dire ? Je ne comprends pas. Tu crois que c'était qui si ce n'était pas le prof de sport ?
- Je crois que ce n'était personne. Je crois que c'était un travail de longue haleine commencé dans les toilettes du lycée le plus mal fréquenté de la région - merci monsieur le Directeur pour votre laxisme légendaire! et merci monsieur le Maire pour votre mollesse mythique! -, c'est ce qu'on mérite pour avoir voté à gauche: que de bras cassés payés par l'Etat à ne rien branler, des fonctionnaires aux racailles smicardes.  C'est à l'intérieur même du lycée que ces sales arabes vendent leur shit et leur cocaïne aux enfants rebelles. La petite Micheline était une petite rebelle, non ? Toujours à traîner avec des mecs plus âgés, genre punks à chiens, piercings, tatouages, tout ça. Comme sa mère celle-là. Une petite allumeuse qui n'attire que les sales types. Bref. Je suis persuadé qu'elle a été initiée à leur drogue et qu'elle les a rejoints dans un squat pour s'envoyer en l'air toute la journée sans avoir maman sur le dos. 
- Merde, tu as raison, ça peut être la drogue aussi, c'est vrai. Mais c'est pire!
- Pourquoi c'est pire ? Il y a 5 minutes tu pensais qu'elle était morte. Droguée, c'est pire que morte ?
- Non, c'est pareil! Je dois te laisser. Je vais amener Violette à l'hôpital pour faire des testes. Si elle prend de la drogue, je te jure que je vais la tuer moi-même. Allez, salut! 

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