Le cours d'écriture de Marie
Pense-bête
Si j'étais un jardin je serais sauvage, exotique et moite.
J’accueillerais les jeunes femmes tendues pour les soulager. A chaque pas nu,
j’absorberais leur énergie captive, je la transformerais en vie, en caresse, en
action. En sortant, leurs cheveux brilleraient. Leurs yeux aussi.
Si j'étais un arbre je serais séculaire, enraciné et
profond. Je me ferais vénérer par des sorcières nouvelles, branchées aux
technologies modernes, en communication avec le passé, l’expérience des vies
antérieures, les ancêtres, la source de vie, l’origine du monde. Je les
vénérerais aussi.
Si j'étais le vent je serais violent, chatouilleux et
torride. Je me glisserais entre les cuisses des passantes cherchant celles sans
culottes, je les taquinerais jusqu’à l’insupportable, l’apnée, l’orgasme. Je les
ferais jouir en pleine ballade au Jardin des Plantes sans me soucier de la
proximité de la Grande Mosquée. Le profane rejoindrait le sacré. Le divin
aussi.
Si j'étais la neige je serais doux, calme et paisible. Je
soignerais les blessures de guerre, de famille, d’amour. Je me mettrais au
service. Je serais présent. Je dirais « tu n’es pas seule ». Je
dirais « un jour à la fois ». Je dirais « tout passe ». La
douleur. Le plaisir aussi.
///
« Pardon si j’ai été dur.
Moi aussi j’ai peur. De l’abandon. De la solitude. De la
mort. De ne pas trouver l’amour. De ne pas être père. De ne pas retrouver
un travail. Un appartement. Une dignité.
Tu es une femme puissante. Tu me rappelles que j’étais un
homme puissant. Tes fragilités me rappellent les miennes. Comment fais-tu pour
gérer les tiennes ?
Je perds pied avec toi. Je perds le pouvoir. Quand tu veux
tout contrôler je me sens dépouillé, forcé, violé. Emasculé. Tu me prives de
mes bijoux, de ma couronne, de mon sceptre. Tu me voles. Tu m’imposes tes
règles. Je ne le supporte pas puisque moi aussi j’ai les miennes. Qu’on ne m’a
jamais contestées jusque-là. Que je n’ai jamais eu à imposer jusque-là.
Moi aussi j’ai besoin de temps. Moi aussi j’ai besoin de
distance. Moi aussi j’ai besoin que tu me fasses la cour, que tu minaudes, que
tu clignes de tes longs cils langoureusement, que tu me dises à quel point
j’occupe tout l’espace de ta tête, de ton cœur, que tu me demandes mon aide,
mon assistance, ma contribution, que tu me montres que tu as besoin de moi, que
mes attentions te touchent, que je ne suis pas rien. Donne-moi une boîte à
outils et fais-moi réparer la porte d’un placard. Laisse-moi te faire jouir. Ne
m’invite pas au restaurant. Suce-moi plutôt.
Je pense à toi. Tu me manques. Je t’embrasse.
Jérôme »
Nous nous sommes séparés il y a 10 ans. Il m’avait dit
« je veux faire un break ». Je lui avais dit « passe un bel
été ; je suis contente de t’avoir rencontré ». Je ne l’ai pas
recontacté. Il ne m’a pas recontactée. En fait, si. Je viens de découvrir cette
lettre.
///
Zoé Rey vit au premier étage du 68 rue de la roquette, dans
le 11ème ; c’est la fille de Raphael Rey, le
chanteur (j’ai appris ça par hasard en lisant Voici la semaine dernière) ;
je vais la voir pour la première fois aujourd’hui ; elle a réservé une
séance de shiatsu à domicile via Treatwell ; j’espère qu’elle va aimer et
qu’elle va devenir une habituée ; j’ai vraiment besoin d’argent avec la
crise !
L’immeuble est déjà pas mal : une petite cour
intérieure bien entretenue, porte sur porte, code d’accès après code d’accès –
on dirait une forteresse. Jamais on ne pourrait y rentrer ! Escalier
propre, aucun bruit, aucune odeur, je ne ressens aucune vibration, tout est au
repos. On dirait même que l’immeuble n’est pas habité. Je sonne à la porte. Une
jeune femme ravissante m’ouvre. Elle a l’allure d’une gitane. Des pièces en or
sont tressées dans ses nattes. Elle me sourit. Entrez, je vous attendais. Vous
voulez prendre un verre ? Elle n’attend pas ma réponse, me sert un shot
d’une petite bouteille en plastique. Elle s’en sert un aussi. On trinque. On
boit. Rien ne bouge sur son visage. Ma gorge brûle. Elle m’embrasse. Sa langue
creuse l’intérieur de ma bouche en profondeur, je la sens descendre dans mon
ventre, dans mes couilles. Nous sommes nus et je la pénètre. Elle est assise
sur moi. Elle me monte comme un pur-sang. Elle jouit. Elle hurle son plaisir.
Elle m’ouvre la bouche. Crache dedans. Je suis à nouveau devant la porte.
Habillé. Je sonne. Personne ne répond.
///
Samedi
Il se réveilla, ouvrit les yeux. La chambre ne lui rappelait
rien. Il était seul. Il était nu. Il était encore bourré de la veille. Il avait
mal à la tête. Il puait de la gueule. L’odeur de vin digéré le frappait en
plein dans les narines dès qu’il ouvrait la bouche.
Il se releva, avec difficulté. Debout, il n’était pas
stable. Son regard tomba sur un miroir : il ne se reconnut pas. Les
cernes. Le teint pâle. Le visage décomposé.
Il se lava rapidement dans la salle de bains et remit les
vêtements de la veille, jetés dans un gros tas par terre. Il vérifia ses poches :
son téléphone (mort), son portefeuille, ses clés.
Il était chez une nana. Le maquillage dans la salle de bain,
la déco girly de la chambre à coucher.
Il ouvra doucement la porte et découvrit le salon – immense,
magnifique, vide.
Il ne pouvait pas l’appeler pour voir si elle était là, il
ne se souvenait pas de son prénom. Il ne se souvenait pas de la soirée, merde,
il ne se souvenait pas de l’avoir rencontrée. Il allait vraiment vraiment
vraiment devoir arrêter l’alcool. Son alliance était bien à sa place, sur son
annulaire.
Elle aussi était bien là, dans la cuisine ouverte, au milieu
du salon. Elle était juste silencieuse.
Il l’aperçut. Resta immobile.
La 1ère fois qu'Aurélien vit Bérénice (la 1ère
fois dont il allait se souvenir du moins), il la trouva franchement laide. Il
se savait lui-même en petite forme, mais – comme toujours – il était plus
complaisant avec lui qu’avec les autres. Bérénice était grande, mince, blonde,
fatiguée. Plutôt masculine, elle ne rentrait absolument pas dans son « type »
à lui : sa femme, comme ses maîtresses, étaient toutes petites, brunes,
charnues, féminines. Qu’est-ce qu’il avait bien pu lui trouver ? Bloqué
sur le pas de la porte de la chambre à coucher, sa présence encore ignorée de
l’autre, il essayait de se remémorer la veille :
Vendredi soir, j'étais invité à une soirée chez un collègue
de travail. Damien, c’est ça. Le nouveau mec du trading. On a fêté le gros
trade du mois : un CDS sur l’itraxx structuré par Pierre-Emmanuel avec
Goldman. Il y avait Jeanne, la responsable de la plateforme produits
structurés, Charles, le nouveau CFO du groupe, et Jean-Marie, l’analyste crédit
le plus ancien de la maison. Il y avait du monde de la pub – la femme de Damien
travaille chez Publicis. Des gays, des top models, de la coke. Et cette fille
étrange qui lui a pris la tête avec la politique de Macron et les gilets
jaunes. Elle disait qu’ils avaient raison de manifester, qu’on menait la France
à la ruine, que les gens souffraient, crevaient la dalle, que c’était devenu
pire qu’au tiers monde. Il se souvenait de sa voix, mais ne gardait aucun
souvenir de son visage. Serait-ce elle ? Dans cet immense appartement
bourgeois ? Une gaucho écolo ? (pléonasme ?)
Bérénice était concentrée sur sa lecture. Elle n’entendit
pas Aurélien ouvrir la porte de la chambre à coucher. Elle ne l’entendit pas
traverser le salon. Elle n’entendit que la porte de l’entrée claquer. Elle
haussa la tête et se dit que c’était mieux ainsi pour tout le monde : les
retrouvailles après une baise triste n’auraient pu être que pathétiques. Elle
reprit sa lecture.
***
La pluie arrive vers les sept heures du soir. Aurélien est
enfin reposé. Il n’a pas fait de sieste, mais du vélo. C’est son arme secrète.
Sa recette de jouvence. Sa recette pour tenir. Au boulot. A la maison. En
société. S’il n’avait pas droit à ce temps qu’il se réserve que pour lui il
exploserait. C’est certain, ceux qui pètent un plomb ne font pas de vélo. Sinon
ils n’en arriveraient pas là.
Sa femme ne lui a pas posé de questions quand il est rentré.
Finalement il la préfère comme ça : dépressive, droguée, mais légère. Elle
a arrêté de le faire chier. Il ne sait pas si c’est par découragement ou par
mépris ou par renonciation ou – qui sait ? – parce qu’elle s’est trouvé un
amant, mais il a la paix. Avec ses collègues, ses clients, leurs filles, elle
continue à être charmante, comme elle l’a toujours été. Peut-être un peu plus
tendue. Il y a comme un pincement dans son corps qui n’était pas là avant. Un
état d’alerte. Figé. Un peu du lapin coincé devant les phares d’une voiture qui
se tétanise. Mais rien de grave. Totalement imperceptible pour les autres.
Visible que pour lui. Remarque, elle se fait chier en même temps. Son business
s’est éteint, elle n’a quasiment plus de clients. Ça devenait trop dur pour
elle de plaider. Elle devenait trop fragile. Mais comme ils n’ont pas besoin de
l’argent … Elle n’a plus besoin de bosser. Lui non plus d’ailleurs. Pas pour
l’argent. Mais lui si – pour autre chose. Un statut. Une place dans le monde.
Du contrôle. Se sentir vivant.
Aurélien regarde par la grande baie vitrée de leur salon la
pluie tomber sur leur jardin sauvage. C’est sa femme qui l’a voulu comme ça –
comme une jungle. Comme un souvenir (le seul, le dernier) de leur premier
amour, quand ils s’avaient dans la peau.
***
Je ne sais pas quand cet enfer finira. Elle ne lui a pas
posé de question ce matin quand il est rentré de chez qui sait qui après qui
sait quelle soirée mythique (c’est comme ça qu’il raconte ses sorties en
célibataire : des soirées mythiques). Je ne sais pas quand j’aurai fini de
souffrir. Je ne sais pas quand j’aurai touché le fond. Je ne sais pas ce qu’il
y a derrière la peine, derrière les larmes, derrière l’abandon. Elle tient le
coup pour leurs filles. Devant elles, ils continuent à jouer le couple parfait.
Après avoir jeté ses fringues par terre à côté du lit, il a pris
une douche, a mis sa tenue de cycliste et est sorti en vitesse, comme un addict
en sevrage. Au début, elle avait essayé de faire du vélo avec lui pour partager
sa passion : ça lui avait défoncé la chatte. 20 ans après, elle se
souvient encore de la difficulté de jouir les lèvres anesthésiées, elle – 100%
clitoridienne. Il lui avait demandé pourquoi il n’y avait quasiment pas de
femme à faire du vélo de route. Elle lui avait dit peut-être à cause de l’investissement,
du matériel, de la solitude. Elle lui avait dit qu’elle avait mal aux fesses.
Elle n’osait pas dire « chatte » devant lui à l’époque. C’était au
tout début – ils n’avaient pas encore couché ensemble. Elle voulait juste
passer du temps avec lui, le découvrir, apprendre à le connaître. Le
dévoilement. Même d’ici-bas, de ce trou, de cette misère, de ce désespoir, elle
ne peut pas ternir cette époque : leurs débuts avaient été merveilleux.
Après avoir récupéré ses vêtements sales et lancé une
machine pour laver toute trace d’une autre (qui qu’elle soit), elle est sortie.
Elle est allée chercher asile. De l’aide. Du soutien. Je suis chez ma copine
Rita. On boit le café, on fume, et je lui en parle. Mon mari me trompe. Mon
mari m’ignore. Mon mari ne me considère pas comme un être humain. Pour lui, je
suis la mère de nos filles et la maîtresse de la maison. Je suis un rôle, un
métier, un employé. Je suis son subalterne. Là pour servir. On fume – c’est ça
qu’il déteste. Que j’aie repris la clope. A mon âge. Il dit que Rita a une
mauvaise influence sur moi. Mais il ne m’interdit pas de la voir. Il ne
m’interdit rien en fait. Je suis libre comme l’air. Je peux partir quand je
veux. L’enfer(mement) est dans ma tête. Il n’a rien d’extérieur. Aujourd’hui,
je ne sais le soigner qu’avec les pilules magiques que le Docteur Gilbert me
prescrit tous les mois. Demain je verrai.
***
Elle revient vers sept heures, sous la pluie. Aurélien est
dans le salon, son regard perdu au loin. Pendant un court instant, elle est
confuse, perdue : Le mec je le connaissais mais je n'arrivais pas à me
rappeler d'où. Elle ne reconnaît plus son mari. Elle refuse de le voir. Ses
yeux le rejettent. Passent à travers lui. Vont plus loin. Son regard caresse
son jardin adoré lourd de pluie. Sauvage. Elle l’a été, plus jeune. Déjantée.
Folle de lui. De son corps. De sa bite. De son sperme. Qu’elle avalait la
bouche grand ouverte.
Beurk. Le goût la dégoûte. Un frisson écœuré traverse tout
son corps. Comme un tremblement de terre qui laisse tout en ruine derrière lui.
Ce soir ils reçoivent. Encore un partenaire d’affaires d’Aurélien.
Il vient avec sa femme et leur fille, Alice. Leur couple miroire le leur. Des
hommes de succès ayant épousé des femmes de succès qu’ils n’aiment plus.
Aurélien l’aperçoit et l’embrasse sans lui demander où elle
était mais qu’est-ce qu’on mange ? Jean-Jacques ne devrait pas tarder, il
m’a appelé il y a deux minutes, ils sont en route.
J’ai fait mariner du bœuf et de l’agneau pour la
plancha ; tu l’allumes pour la faire chauffer ?
On sonne à la porte. Aurélien va ouvrir. Elle entend de la
cuisine :
Alice et moi, nous arrivons de la grande ville. Nous avons
voyagé toute la nuit. Nous nous sommes reposés toute la journée, mais nous
sommes encore crevés, alors ne nous en voulez pas si nous ne sommes pas la
meilleure des compagnies. Nous comptons sur ma femme pour le peps ce soir.
Smiley. Si c’était un texto ou un message WhatsApp il y aurait un smiley à la
fin. Ou un wink. Espérons qu’elle n’est pas trop fatiguée de la veille :
j’ai loupé une grosse soirée paraît-il, n’est-ce pas ma chérie ? Nouveau
smiley. Nouveau wink. Un brin fâché cette fois-ci.
Aurélien est devenu blanc. On dirait que tout le sang a
quitté son corps.
Jean-Jacques, enchanté. Ma fille, Alice. Et ma femme,
Bérénice.
Bienvenus !
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