Le cours d'écriture de Marie

 

Pierrot avait froid.

Il n’avait plus que son slip.

Haricot, son fidèle labrador, le regardait avec ses grands yeux confus, gentils, inutiles.

Si seulement il avait eu son couteau suisse avec lui pour se défendre. Si seulement il n’avait pas eu l’idée d’aller chercher du charbon en pleine nuit. Si seulement il avait dit la vérité : je ne peux pas te suivre, j’ai une copine. Si seulement il ne s’était pas laissé tenter par ce regard bleu, félin. Si seulement il avait dépensé son billet de cent euros autrement que pour se payer cette pute.

Que faire maintenant ?

///

Je ne le sens plus une fois que je l’ai mis. Il devient une partie de moi, il m’est aussi naturel de le porter que mon corps. Il m’enveloppe comme une armure, une protection contre le monde, l’extérieur, les autres. C’est pareil pour ma crème de jour : elle fait barrage contre les UV mais pas que. Quand je m’en tapote le visage je m’imprègne d’une couche isolante, isotherme, imperméable, et parfumée. En garder l’envie.

Lui – il le sent sur moi. Il me susurre dans l’oreille que mon parfum le rend fou. Quel délice. Au départ : mon lit est embaumé de ton parfum : merci ! il me faudra reprendre une grande inspiration de cette potion magique … et de cette peau si douce. Ses mots – des caresses. J’aimerais me voir par ses yeux, me sentir par ses narines, me goûter par sa bouche. Peut-être ainsi je me croirais belle.

Mon parfum fait le lien entre les hommes de ma vie : celui qui me l’a offert ; celui qui en jouit. Je passe de mains en mains. Seul lui est fidèle. Au poste.

Je ne sais pas parler des odeurs. Je ne sais nommer que « j’aime » ou « j’aime pas ». Ça sent bon. Ça sent mauvais. Ça sent le chlore. L’eau de javel. Je sais parler des goûts en revanche. Sa bouche salée. Sa peau minérale. Des touchers. Mes mains sur ses mains sur mes sains. Serrés collés. Sa respiration dans ma nuque. Des images. Ses yeux, ses lèvres charnues. De leur absence. Son oreiller. Sous son poids. Il m’a demandé : comment tu fais pour tenir ? Il m’a dit : j’ai envie de toi. Moi : tu me plais. C’est trop tôt. Lui : c’est loin, mais je patienterai. Lui : j’en veux plus.

Je ne sais pas parler d’amour. Les hommes me rendent bête. Je cherche trop leur validation. Je crains trop leurs érections. Comme une plante, j’ai besoin d’être arrosée tous les jours pour m’ouvrir. J’ai besoin de soleil, de chaleur, d’air. Et qu’on me parle. Comme à un être humain.

///

-          Maman, réveille-toi ! Maman, maman, réveille-toi ! Maman !

Les yeux me brûlent quand j’essaye de les ouvrir. Dans ma tête des déménageurs font tomber des meubles très lourds. Ça raisonne jusqu’entre mes cuisses. Mateï me secoue le bras, je vois son petit visage inquiet, son regard cerné, cet enfant trop sérieux, l’adulte de la famille à 6 ans, il me force à me lever, je ne sais pas où il trouve toute cette force, un petit bout de chou d’homme, je me demande à nouveau si on ne me l’a pas échangé à la maternité, ai-je pu accoucher moi d’un enfant si sain, si calme, si doux, d’où sort-il, ce n’est pas possible, je ne méritais pas d’un ange, pas de salut pour moi, mère malgré moi, trop tard l’ai-je su, sinon.

-          Maman, il y a eu une explosion, l’immeuble a bougé, tout a tremblé pendant au moins 5 secondes, maintenant le ciel est illuminé, les gens sont tous dans la rue, on doit aller voir, viens, mets ton pull, je t’aide à mettre tes chaussures. Donne-moi ta main.

J’obéis. Comme une insomniaque j’avance sans comprendre, je ne vois rien, les yeux grands ouverts, je dois faire peur mes cheveux dans tous les sens, je sens sûrement encore la bouteille que je me suis enfilée avant de m’évanouir dans le canapé, sorcière, ivrogne, mère indigne. Mon petit ange me guide.

-          Alma, vous avez entendu ça ? Vous croyez que ça vient de la centrale ? Vous y étiez tout à l’heure ?

La voisine me parle comme à un être humain. Elle ne sait pas que je ne comprends pas sa langue la nuit, que je ne peux rien répondre après le dîner, que je flotte dans l’éther, que je n’ai pas pied, que j’étouffe, que je me noie la nuit. Elle ne sait pas que je ne peux maintenant ouvrir ma bouche que pour sucer le sang des aimables, que le vampire s’est réveillé en moi, qu’elle ne doit pas me regarder dans les yeux si elle ne veut pas fondre. Marâtre.

-          Elle est encore un peu confuse maman, elle vient juste de se réveiller. Allons voir dans la rue.

Mateï tire ma main, on avance entre les voisins, nous voici dans la rue, everything is illuminated, tout est clair maintenant, l’ange Gabriel nous annonce la nouvelle, c’est la fin du monde, on est tous sauvés, du repos. Des flammes rouges à l’horizon – suis-je la seule à les voir ? Je ne peux pas ouvrir la bouche. Il vaut mieux que je ne parle pas la nuit.

-          Monsieur, qu’est-ce qu’il se passe ?

-          On ne sait pas, petit, aucune info, pas de police, pas de pompiers, pas de presse, on dirait qu’ils se sont tous précipités à la centrale. Les portables ne captent plus, impossible d’avoir des nouvelles.

-          Maman, tu crois que papa est à la centrale ?

Mïron, qui sait, peut-être. Soit à la centrale, soit chez sa pute, soit au bar. Pourvu qu’il soit à la centrale si quelque chose de grave s’y passe. Pourvu qu’il crève, ça me fera des vacances. La brûlure d’entre mes fesses éveillée à vif. Il fait tout à l’envers. Il prend ce qu’il veut quand il veut comme il veut. Pas de relâche. Son esclave. On me dit que l’autre, il la traite comme une princesse. Comme moi au début. C’est une erreur. Cet enfant ne peut pas être son fils. Rien ne les lie à part leurs yeux noirs. Leur nez. Leur sexe.

Ça sent le camphre. Ça sent les œufs pourris. Ça sent la mort et la pluie. Les pleureuses font ça : deux pour le prix d’un. Je vois mes poils se hisser sur mon bras droit. La centrale est dangereuse, on le sait. On peut y laisser notre peau tous les jours. Une explosion et on est tous rasés de la carte. Trois mois d’espérance de vie moyenne après une exposition aux radiations. Le cancer avance vite.

J’aurais dû amener Mateï loin de ça dès sa naissance. D’autres ont fui. Ma tante Maïa à Paris. Elle me l’a proposé plusieurs fois. J’ai eu peur. Comme une lionne en cage ne sait pas en sortir. Tourner en rond, ma deuxième nature. Sur place. Coincée. Prison dans ma tête.

J’imagine mon petit cracher du sang comme dans les films à zombies. J’ai peur pour lui. Sa chair plus douloureuse que la mienne. Sa douleur insupportable. La mienne normale.

Les voilà, la police arrive enfin. Ils nous disent de garder notre calme et de rentrer à la maison. Il y a eu un problème à la centrale mais tout est sous contrôle maintenant. Allez vous coucher. Demain nous aurons besoin que vous soyez en forme, bien reposés, il y aura beaucoup de travail pour tout le monde, ça se joue maintenant.

On n’insiste pas pour les explications. On sait qu’on ne doit pas la ramener avec la police. Soumis, on rentre. Mateï s’arrête pour caresser ce petit chat qui traîne dans la cour intérieure. Un petit chat gris, bien maigrichon, bien laid, bien sale. Enfin, peut-être. La nuit tous les chats sont gris.  

///

René (R) : Je venais d’arriver dans ce centre de création artistique, à côté de Reims, un ancien couvent.

Sylvie (S) : J’étais au PAF depuis le deuxième confinement de novembre 2020. J’avais sous-loué mon minuscule studio parisien pour venir ici et retrouver un semblant de vie normale, en communauté. Nous n’étions pas nombreux, une vingtaine, pas plus. René a dû arriver en février ou mars, quelques mois après moi. 

R : Personne ne m’a accueilli. J’ai sonné et la porte est restée fermée. J’ai fini par essayer le poignet. Ce n’était pas verrouillé. Je suis rentré. J’ai laissé mes bagages à la porte. J’ai suivi l’odeur de la bouffe et je me suis retrouvé dans la cuisine.

S : J’étais de service pour préparer à manger le soir où il est arrivé. Il s’est pointé direct dans la cuisine. Il avait encore son bonnet entre les mains, de la bouée sur ses lunettes. Il était gêné. René, salut, ou un truc du genre. Sylvie, salut, tu viens d’arriver ? J’ai été polie mais je n’ai pas vraiment écouté ses réponses, j’étais trop concentrée sur mes oignons, je venais juste de les faire cramer au lieu de caraméliser, j’étais dégoûtée, la bouffe est vraiment importante pour moi, je n’aime pas échouer.

R : Sylvie était en train de frire quelque chose à la poêle. La première fois que je l’ai vue elle était de profil. Je n’ai rien pensé d’elle, je n’ai rien ressenti. J’étais fatigué, j’avais faim, je ne connaissais personne.

S : Je lui ai sûrement dit la salle à manger est en face, vas y faire un tour, on va vous prévenir quand c’est prêt. Il n’a pas bougé tout de suite, comme s’il ne me croyait pas. Je ne me souviens pas de grand-chose de cette première rencontre mais je me souviens bien de son regard de chien battu, craintif, limite triste.

R : Je me suis présenté à tous ceux qui étaient là, dans la salle à manger. Je suis allée chercher ma gamelle comme tout le monde quand c’était prêt. RAS – rien à signaler.

S : Après le dîner on a peut-être joué aux cartes.

R : Après le dîner ils ont fait ce truc bizarre où chacun d’entre eux racontait son rêve de la veille. Ils s’étaient donnés tous un mot (le même) à amener au lit pour voir ce que ça donne. Ça, je m’en souviens : c’était le mot « sapin ». C’est étrange, le rêve de Sylvie me revient maintenant, c’est la toute première fois que j’y repense. Elle était dans un hôtel ; elle se faisait jeter de sa chambre par la sécurité ; puis elle y retournait avec la police pour rechercher des affaires. Je me suis dit : qu’est-ce qu’elle doit être forte la censure intérieure de cette fille. C’est marrant que ça me revienne maintenant.

S : Ou alors c’était une soirée rêves ? Nous avions pris cette habitude de nous donner un mot avant d’aller au lit et de nous raconter nos rêves le lendemain. Pas de question, pas d’interprétation, juste un récit. Ça nous aidait. On rêvait souvent de boulot ; nos peurs de ne pas nous en sortir, de ne pas percer, de ne pas retrouver de taff revenaient souvent. En tout cas, ce n’est pas ce soir là que notre idylle a commencé …

R : On est allés se coucher tôt après ça. L’ambiance était studieuse. Rien à voir avec les résidences partouseuses que j’avais connues ailleurs. J’avoue j’étais limite un peu déçu. … Je suis resté 3 mois au PAF. Sylvie y était tout le long mais il ne s’est jamais rien passé entre nous. Ce n’est qu’au retour à Paris que tout a commencé.

S : René vous dira qu’il ne s’est rien passé entre nous au PAF mais moi, je ne suis pas d’accord. C’est là que nous sommes devenus amis. Amants, on ne le serait jamais devenus sans être d’abord amis.

///

J’ai toujours eu deux portables. Un pro, un perso. Mon numéro pro a changé. Mon perso est le même depuis le tout début. J’ai changé d’opérateur, mais jamais de numéro. Je n’aime pas le changement. Je suis fidèle. Je suis rigide.

Ce matin je ne trouve pas mon téléphone pro. Je m’appelle du perso : j’entends une vibration, mais ça ne sonne pas. Je regarde partout dans la maison. Je ne le vois pas. Je ne l’entends pas. J’ai l’impression maintenant que quelque part au loin ça vibre tout le temps, pas seulement quand je m’appelle. Ce ne serait que dans ma tête ? De toute façon, il doit être déchargé maintenant, éteint. Il ne pourrait plus sonner, même sur vibreur. Je m’arrête aux stations de métro que j’ai utilisées hier soir, voir les objets perdus : rien. Je m’arrête à la police pour déposer plainte : je ne pense pas qu’on me l’ait volé, mais il vaut mieux dire ça pour l’assurance. Je vais voir notre IT pour déclarer le vol. J’ai honte. Je suis tête en l’air ces derniers temps. J’oublie de fermer la porte à clé. Je suis en retard sur mes chantiers au boulot. Je perds ma carte bleue et la retrouve une fois que j’ai appelé pour la faire bloquer. Je couche avec des hommes mariés. (Un seul ! Une fois ! Déjà trop !) Je n’ai pas l’habitude de me sentir moins que parfaite. Pas de pardon pour moi. Imposteur ! Un jour on va me découvrir, telle que je suis, nulle. On va me virer ; je n’aurai plus de quoi payer mon loyer ; je sombrerai dans la dépression ; je n’aurai plus la force de me sortir du lit, de me brosser les dents, de prendre une douche. Je passerai le reste de ma vie sur le canapé de ma mère devant la télé à me goinfrer de chips et de bière. Michel, de l’IT, me demande si je suis sûre d’avoir cherché partout. Je dis oui. Il me file un formulaire à compléter pour l’assurance. Il doit avoir l’habitude. Je ne dois pas être la première à qui ça arrive. But still. Je me sens coupable. J’ai paumé un bien de la boîte. Je ne suis pas à la hauteur de ma position. Je ne montre pas l’exemple. Shame on me !

Ce soir je sors avec Frédéric. C’est la première fois qu’il m’invite au resto. J’ai mis une petite robe noire, des bas transparents, qui donnent envie de toucher, on dirait de la soie – la peau sur mes cuisses. Je trouve enfin la boîte à chaussures que je cherchais : ces escarpins noirs en daim avec un petit nœud au bout, sexy mais raffinés. Je la tiens entre mes mains, je soulève le couvercle : c’est bien la bonne boîte, les bonnes chaussures, avec une surprise en plus … mon téléphone pro. Comment est-il arrivé là ? Suis-je devenue folle ? Je range maintenant vraiment n’importe quoi n’importe où ? C’est quoi la suite ? Le passeport dans l’aquarium ? La brosse à dents dans la cocotte-minute ? Les capotes dans le pot à chicorée et les culottes sales dans la poubelle ? Sclérose ? Alzheimer ? Parkinson ? Sida ? Personnalité borderline ? Bipolaire ? Juste débile ? ça me rend folle. Je suis en colère. Je suis inquiète. La honte revient. Le rire aussi. Au moins ça va amuser les mecs de l’IT. Ça va alimenter leur collection de perles « utilisateurs ». Au moins je l’ai retrouvé, la boîte n’a subi aucune perte matérielle à cause de moi. J’en ressors indemne.

« Michel, j’ai bien réfléchi et je veux renoncer à mon téléphone perso. Je ne peux plus gérer deux téléphones en même temps. Tu peux me faire la portabilité et reprendre mon numéro perso au nom de la boîte stp ? Je rends mon numéro pro, de toute façon personne ne l’utilise, ça fait six ans que je l’ai et je ne l’ai toujours pas appris par cœur, je donne toujours le mien à tout le monde. Merci ! Et pardon. »

///

-          Bonjour ?

-          Bonjour Anna, je suis heureux de te voir.

-          Pardon, je suis un peu surprise, on se connaît ?

-          Pardon, oui, on se connaît. Arthur. On s’est fréquentés dans les années 2000 à Paris. J’étais à Denfert Rochereau. Tu étais à Bastille. On s’est connus sur un site ?

-          Ah wow, oui, Arthur ! Je m’en souviens ! Quelle surprise ! Tu … as changé.

-          Pas toi. On dirait que le temps s’est arrêté pour toi.

-          Merci, c’est gentil, même si je ne te crois pas vraiment, ça fait quand même plaisir de l’entendre. Mais qu’est-ce que tu fais là ? Comment tu as eu mon adresse ? Maman m’a juste dit qu’un jeune homme (elle est drôle, on a tous les deux déjà bien entamé la quarantaine ; mais dans sa tâte, on continue d’avoir quatorze ans et pas de permission pour sortir après vingt heures) – que tu demandais auprès de moi depuis déjà deux semaines et que, comme elle savait qu’aujourd’hui j’allais être là, elle t’avait fait entrer dans le salon.

-          Oui, elle a été très gentille avec moi ta maman. Je ne sais pas trop quoi dire. Je voulais te voir. J’ai … lu ton livre. J’ai voulu te revoir. J’ai demandé ton adresse à ton éditeur et il m’a dit que tu vivais désormais à Saint Malo. Je suis venu. Je me suis renseigné. Je t’ai retrouvée. Excuse-moi si je te dérange. Je ne voulais pas t’importuner. Je m’en vais de suite si tu veux.

-          Non, non, ça va. Je … je trouve ça courageux. Je n’oserais jamais contacter quelqu’un du passé, moi, j’aurais trop peur.

-          Peur de quoi ?

-          Exactement de ce que tu as dit : de déranger, d’importuner. Alors que, je le vois sur moi, ici et maintenant : ça ne me dérange pas du tout, ça fait plutôt plaisir. On est contents quand les gens s’intéressent à nous. On est touchés. On est … reconnaissants. Tu veux un truc à boire ?

-          Non, merci, ta maman m’a déjà servi de l’ice tea.

-          Ah, je vois ça, rasseye toi s’il te plaît. Je vais me chercher de l’eau pétillante.

-          Toujours pas de sucre ?

-          Toujours pas. Pas d’alcool non plus. Pas de clopes.

-          Pas d’addiction active.

-          Exactement. Tu te souviens que je t’ai dit ça ?

-          Je me souviens de tout. Se voir deux fois par semaine. Faire l’amour une fois par semaine. Minimum. Et pas d’addiction active. Tu m’avais fait réfléchir : et si jouer à la console tombait dans cette catégorie ? Serait-ce rédhibitoire pour toi ? Mais non, rien ne l’était. Tu n’as pas arrêté de me rassurer : non, nos différences ne te dérangent pas, non, tu ne vas pas t’embêter avec moi quand l’attraction physique passera.

-          On était tellement jeunes. Tellement incertains. Tellement fragiles. Tellement mignons.

-          Tu ne m’en veux plus ?

-          De m’avoir quittée ?

-          Oui.

-          Non. Bien sûr que non. Tu as fait de la place. Tu m’as appris des choses. Tu as servi ton but. Je t’en suis reconnaissante. Je ne te l’ai pas dit à l’époque ?

-          Peut-être. Mais moi j’ai plus entendu que tu étais en colère contre moi.

-          Ah bon ? Je ne m’en souviens pas. La mémoire humaine est bien faite. Sélective. Arthur, qu’est-ce que tu es venu chercher ici ? Qu’est-ce que tu attends de moi ?

-          Je me suis demandé si ton livre parlait un peu de moi.

-          Tu t’es reconnu ?

-          Je ne sais pas. Peut-être.

-          Il y a un passage en particulier qui t’a parlé ?

-          Oui. Et non. Il y a des passages que j’ai vu comme … imaginables. Tu sais, comme dans le film Mr. Nobody. D’autres vies possibles comme alternatives à la mienne.

-          C’est très joliment dit. C’est exactement ce que je cherche dans mes romans : ouvrir le champ des possibles. Merci pour tes mots. Je prends ça comme un grand compliment.

-          Je t’en prie. C’est bien écrit aussi. Ça mérite de se vendre aussi bien. Je t’en félicite.

-          Merci.

-          Tu as retrouvé l’amour après moi ?

-          Ah, c’est direct comme question. Maintenant je me souviens mieux de notre relation. Toutes ces questions incongrues. Et moi qui répondais sans filtre à chaque fois. En roumain on dit « a pune botu » ; ça veut dire mordre l’hameçon mais c’est moins explicite, ça demande plus d’effort pour l’imaginer, c’est « poser le museau ».

-          Mes questions t’embêtaient ? Je te l’ai toujours demandé. Tu as toujours dit que non.

-          Oui, elles m’embêtaient. Je me sentais étudiée, disséquée, comme si tu cherchais le détail qui coinçait et qui allait te révéler ma vraie nature – mauvaise. C’est pour ça que je t’ai dit que dès le début j’ai eu l’impression que tu cherchais un prétexte pour me larguer.

-          Ce n’était pas vrai.

-          Ça l’était, pour moi. Peut-être que ça m’a aidée à m’expliquer la rupture. Peut-être que j’ai utilisé ça pour ne pas rechercher ma part de responsabilité. Qui sait ?

-          Tu aurais dû me dire ça à l’époque.

-          Dire quoi ?

-          Comment mes questions te faisaient sentir.

-          Oui, j’aurais dû. Je n’ai pas pu.

-          Et depuis ? L’amour ?

-          Depuis, je ne réponds plus aux questions.

Anna et Arthur se figent en silence. Anna boit son eau pétillante. Arthur son ice tea. Gênés. Leurs regards se croisent enfin. Arthur ouvre la bouche comme pour dire quelque chose puis laisse tomber. Il finit sa tasse, la pose, et se relève.

-          Merci de m’avoir reçu.

-          Je t’en prie, ça m’a fait plaisir de te voir.

-          J’ai beaucoup changé ?

-          Oui, beaucoup.

-          Tu t’imaginerais être avec moi, ici, maintenant ? J’aimerais beaucoup que tu répondes à cette question s’il te plaît. Je crois que c’est la seule que je voulais te poser vraiment.

-          Comme une vie possible alternative à la mienne ?

-          Oui, exactement.

-          Non, désolée.

-          Non, tu ne te vois pas avec moi ou non, tu ne veux pas répondre ?

-          Non, je ne me vois pas avec toi, ici et maintenant. Mais c’est sûrement le choc. Je ne m’attendais pas à te voir. C’est comme si je ne te connaissais plus, comme si tu étais devenu un étranger, c’est difficile d’imaginer quoi que ce soit avec un étranger.

-          Tu vois ?

-          Quoi ?

-          J’avais raison.

-          De quoi ?

-          Quand l’attraction physique serait passée … tu te serais embêtée avec moi.

-          Ce n’est pas ce que j’ai dit.

-          C’est ce que j’ai entendu.

-          Je comprends.

-          Non, je ne crois pas que tu comprennes vraiment.

-          D’accord.

-          Ça n’aurait pas marché entre nous.

-          D’accord.

-          Tu es toujours d’accord avec tout, encore aujourd’hui, c’est insupportable.

-          D’accord.

-          Au revoir Anna. Dis à ta maman que son ice tea était très bon s’il te plaît. Je lui ai laissé des chocolats pour la remercier.

-          Merci.

-          Non, c’est moi qui te remercie.

Anna et Arthur se figent en silence. Anna fait un geste comme pour remettre dans l’ordre une mèche des cheveux d’Arthur. Elle s’arrête avant de le toucher, sa main près de son visage. Arthur a l’air touché par cette proximité physique. Il revient à lui, se tourne et lance de l’entrée :

-          Au revoir Anna.

-          Au revoir Arthur.

Le lendemain, son cadavre est retrouvé au large du port. Un petit carré lui est dédié aux faits divers du journal local. Anna ne lit toujours jamais la presse.

///

DEBUT

Hey babe,

C’était super de te voir hier ! Encore une super journée avec une charge émotionnelle forte - je crois que c’est l’expression que tu as utilisée ? (D’où tu sors tout ça sans avoir fait de thérapie ?! Je suis hyper admirative.)

Je suis contente qu’on se soit arrêtés là, que tu ne sois pas resté dormir chez moi, ça me permet de processer tout ça et de revenir à moi doucement. Piano et sano - j’aime bien finalement !

Ce qu’est important pour moi c’est de savoir qu’on va dans la même direction, qu’on veut les mêmes choses et qu’on a la willingness to work towards them. Le rythme - ça s’ajuste.

Merci d’avoir accepté ma proposition de se voir deux fois par semaine. Hâte de découvrir la suite !

Love, sex, etc.

Anna

MILIEU

My darling sweetest beloved Arthur,

J’ai repensé au sexe, à ta question de savoir si on était incompatibles.

Peut-être, je n’en sais rien. Mais je veux bien stick around pour l’apprendre. Je veux bien continuer à découvrir ton corps et toi le mien. Je veux bien continuer à essayer des choses. Je veux bien passer du temps pour me et te donner du plaisir. Comme pour notre relation en général (ça va marcher entre nous ? Ça ne va pas marcher ?), je n’en sais rien. Mais je veux bien te voir, rencontrer tes amis, partir en vacances ensemble, être disponible, aimante, et la meilleure version de moi-même, etc. sans autre attente que celle d’être bien avec toi. Parce que tu me plais. Tel que tu es. Et que dans la vie, pour moi, il n’y a pas de certitudes. Il n’y a que des actions, malgré la peur d’échouer.

Merci de partager tes questions avec moi. Merci de créer cet espace d’échange où on peut tout se dire (sauf combien de partenaires on a eu). Tu me fais grave grandir. J’apprends que moi aussi j’ai le droit d’exprimer mes peurs (d’être quittée), sans te demander de les gérer à ma place. Aucun pas pour l’humanité, mais un énorme pas pour moi

PS. J’ai aussi réfléchi au désir et je confirme que j’en ai bien pour toi, même si je ne te saute pas (toujours) dessus dès que je te vois. C’est vrai que parfois je l’oublie même, tellement je suis bien avec toi juste à traîner, à parler, sans rien faire. J’essayerai d’habiter plus ma sensualité que ma tendresse. Et toi ? Es-tu prêt à prendre le même engagement ?

PPS. Si tu ne penses pas que ce qu’on a est précieux et que ça mérite notre implication pour le développer, don’t make me waste my time. Je veux bien te rassurer, moi aussi j’ai besoin d’être rassurée, mais je ne peux pas faire le travail pour toi. Je ne peux faire que ma partie ; tu es responsable pour ta partie.

PPPS. Toutes les femmes sont différentes. Je mérite d’être découverte et appréhendée. Je mérite qu’on prenne le temps.

FIN

Arthur,

J’ai été dure avec toi l’autre jour. Pardon. J’espère que tu vas bien.

Ça fait bizarre de t’écrire sur LinkedIn. Je ne t’ai pas trouvé sur Facebook, ni sur Instagram et – même si je me souviens toujours de ton adresse à Denfert – j’espère que tu n’habites plus là depuis le temps. Je me souviens de l’appartement sous les toits que tu partageais avec ton colloc, Pierre – le grand dragueur, le grand râleur –, un peu petit, un peu sale, un peu déprimant. J’ai pourtant bien aimé venir chez toi et m’y laisser aimer. Bref.

Je crois toujours que l’amour intime, tendre et complice prime sur l’amour physique. Qu’il vaut mieux avoir les deux, mais à choisir, je renoncerais mille fois à la chimie naturelle que, j’en suis persuadée, on peut créer from scratch si l’on est tous les deux partants.

Quand tu m’as quittée, une amie m’a rappelé que, pour avoir une relation amoureuse, il fallait avant tout deux personnes qui avaient l’envie et qui prenaient l’engagement d’en faire partie. Que je ne pouvais rien faire seule, quel que fût le niveau de mon désir et de ma motivation. C’est ce que m’a aidé à te laisser partir. C’est ce que m’a aidé à guérir de toi. Et des autres qui t’ont suivi.

Est-ce que j’ai retrouvé l’amour après toi ? Oui, plusieurs fois, et à chaque fois en mieux. Dans l’amour, comme dans tout le reste, on grandit avec le temps et l’expérience. J’espère que toi aussi tu as continué à aimer après moi.

Je t’embrasse, amicalement, paisiblement, tendrement,

Anna

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