Le cours d'écriture de Marie


LE PRINTEMPS EST LÀ
Je suis là, dans mon appartement : 48 mètres carrés, deux pièces, un balcon, deux canapés, un fauteuil, un arbre du monde, un attrape rêves, une bibliothèque, des livres, le wifi, facebook, intagram, klara et petros – mes profs de yoga, mes amis, ma famille – de loin. Je suis coincée.
A l’extérieur, le printemps arrive à grands pas. Le soleil se renforce : ce dimanche on attend 22 degrés. Pendant mes méditations je commence à ressentir la chaleur : je me remplis de lumière de la tête aux pieds ; elle descend le long de mon corps et commence à s’accumuler dans mes jambes ; elle remonte petit à petit jusqu’en haut de ma tête. Je suis à nouveau sur le plafond de l’univers, au bord du lac Pangong au Ladakh. De mes fenêtres je vois deux arbres en fleur et un petit coin de verdure : l’herbe qui pousse. Les enfants du voisinage jouent ensemble l’après-midi sous le ciel bleu, rien n’arrête leur envie de grandir. J’entends leurs rires, leurs cris, le ballon taper contre un mur. Je ne peux plus aller jusqu’aux quais, ils sont à plus d’un kilomètre. Je les imagine contenir la Seine. Je rêve de bateaux mouche, de redécouvrir Paris dans toutes les langues dans les bras d’un nouvel amoureux. Le bois de Vincennes est si près et si loin. Mentalement, je fais l’inventaire de mes nappes pour trouver La Parfaite pour le premier pique-nique du printemps : sera-t-on déjà l’été ? C’est le moment de faire l’inventaire de mes fringues : aujourd’hui, je n’utilise plus qu’un jean et 3 pulls douillets. Puis-je jeter tout le reste ? De quoi a-t-on vraiment besoin pour vivre ? Pourquoi cette accumulation ? Le printemps on fait peau neuve. Moi aussi je me débarrasse des objets, des gestes inutiles. Je ne me lave plus qu’une fois tous les deux jours. Je ne mets plus de déo. Plus de soutien-gorge. Je pète et ça pue : la présence de mon odorat me confirme ma bonne santé. Dehors, quelque part, il doit y avoir des fleurs : du muguet, des roses, des lilas, des hyacinthes. Elles me manquent ces beautés. J’ai envie de sentir leur odeur, de me remplir de leur parfum. Je m’imagine les bras pleins de fleurs. Je veux toutes les amener à la maison. Le sentiment de propriété change d’objet. Je ne veux plus posséder que de l’éphémère. Le permanent m’ennuie, il m’est trop présent. Le printemps rime avec légèreté, allégresse. C’est étrange : c’est ce que je ressens au plus profond de moi. D’où ça vient ? Mon réveil, mon éveil, ma présence … tout est là. Je sors de mon hibernation séculaire. Mes muscles s’assouplissent, la liberté de mouvement m’est acquise malgré les ordres, malgré les amendes. J’ai du diabolo menthe glaçons rondelle ; il me manque les amis, la terrasse, traîner, flâner, me promener. Je veux tomber amoureuse, embrasser mon chéri pour la première fois, sentir sa peau, toucher son cou, descendre mes doigts sur sa poitrine sa chemise ouverte, lui rouler une pelle. Je rêve qu’il me caresse. J’ai hâte de découvrir son toucher, de sentir monter mon excitation pendant que sa main frôle la mienne. A la campagne, on doit déjà sentir le foin fraîchement taillé. Ma guitare m’attend dans le salon. Elle aussi se sent seule.
Je suis là et je suis bien en dedans avec moi-même : à l’intérieur de moi il y a de l’espace ; à l’intérieur de moi il y a le printemps.

MES MAINS
J’ai la chance d’avoir la peau douce. Mais avec l’âge elle se dessèche. Aujourd’hui je dois mettre de la crème. Je m’y habitue mais mon orgueil a du mal.
J’ai la chance d’avoir des doigt longs, fins, élégants, de pianiste. Pas d’ouvrière, pas de femme de ménage, pas de paysanne. Des doigts d’intellectuelle. La fierté de classe se transmet par l’éducation ; elle prend appui sur le physique.
J’ai la chance d’avoir de beaux ongles. Ils poussent bien, ils ont une jolie forme, ils ne se cassent pas. Je mets rarement du vernis. La féminité n’est pas innée pour tout le monde ; parfois elle doit s’apprendre, se construire.
Ma mère est dans ma chair. Ma mère est dans mes mains. Du début à la fin. A cause d’elle j’ai une cicatrice sur ma main droite : bébé, elle m’a posée à côté du fer à repasser sans surveillance. Des tâches de vieillesse commencent à faire leur apparition sur mes mains, comme déjà sur celles de ma mère. Je lui ressemble de plus.
Mes mains écrivent, jouent de la guitare, font la cuisine, tournent les pages des livres que je lis, tiennent la fondation de mon chien tête en bas.
Mes mains caressent mon sexe. Elles me font toujours jouir.
Toujours jouir de mes mains.

ENTRE MES MAINS, TOUJOURS
Je ne peux pas me séparer de mon iPhone. Je l’ai toujours entre mes mains. Je suis sans cesse en train de vérifier mes messages sur WhatsApp, Facebook, Instagram. Mes emails, mes notifications. Mes applications : il y a eu Tinder, Bumble, Adopte un mec, Once, Elite rencontre ; il y a eu Runtastic, Nike Training, Decat’ Coach, Endomondo, Woman Fitness, Daily Yoga, Strava ; il y a eu Headspace, Petit bambou, Respirelax+ ; il y a eu Castbox. Je suis dépendante de mon iPhone. Il a remplacé la clope. Il a remplacé l’alcool. Il a remplacé l’amour, les amis, les parents, les enfants. Dès que je m’ennuie (toutes les deux minutes), je le regarde. L’année dernière j’ai fait une cure de désintoxication de WhatsApp d’un mois. C’était au mois de mai. Cette année je vais recommencer et je vais prolonger à deux mois. J’attends le mois de mai. Sur mes carnets, des objectifs qui reviennent : réduire ma consommation d’iPhone ; des stratégies : une demi-heure le matin, une demi-heure le soir, le laisser dans mon sac quand j’arrive au travail, le mettre loin de mon lit sur la commode. Mes capacités de concentration ont baissé drastiquement : je suis désormais incapable de me concentrer sur un sujet en réunion, qu’il soit professionnel ou personnel. Dès que je perds mon intérêt, je me tourne discrètement vers mon iPhone. Je m’éparpille. Je me perds. Je m’absente. Mon iPhone est mon lien au monde et mon isolement de moi-même.

FAIT DIVERS
Cette histoire ne m’appartient pas, elle raconte la vie d’une autre. Je sais à quel point elle pourra semer de trouble et d’angoisse, à quel point elle perturbera de gens.
J’ai connu Lorena quand j’étais gamine. J’allais passer mes vacances en Sicile, à côté de Palerme, dans la maison de campagne d’une amie de ma mère écrivaine. C’était le paradis des enfants, comme des adultes. La paix, l’art, la gourmandise, la liberté y régnaient. Lorena avait deux ans de moins que moi mais paraissait bien plus mûre : elle avait l’aisance de l’enfant du pays, qui connaît tous les recoins de la propriété, les caractères, les jeux, les préférences des autres gamins et les attentes, les faiblesses, les limites des adultes. Dès le premier jour, elle m’a adoptée. J’étais sa petite protégée. J’ai toujours été une enfant grosse, la cible des moqueries de mes collègues. On m’appelait la baleine, le bulldozer, la gazinière, la binoclarde. Pas avec Lorena. Elle exerçait une sorte de magnétisme sur les autres qui m’était protecteur. Sa présence me couvrait comme une cape pare-feu, c’était ma super héroïne.
On s’est vues tous les étés de mes 13 ans jusqu’à mes 18 ans, quand je suis partie vivre aux Etats-Unis. On a grandi ensemble. On a lu ensemble. On a peint ensemble. On a embrassé les mêmes mecs. On s’est raconté nos secrets et on a partagé nos rêves. En plus de ces deux semaines de vacances annuelles, on s’écrivait. Je garde encore ses lettres. Son écriture est petite, serrée, peureuse. Ses lettres sont courtes, mais vivantes. Ses phrases légères, mais pleines de sens. Je lui écrivais des romans ; elle m’écrivait des aphorismes.
Notre communication a continué après mon départ à l’étranger. On s’écrivait moins souvent, mais on se donnait des nouvelles. Elle a fait médecine. Elle a épousé Antonio, un collègue de fac. Ils ont eu un enfant. Ils ont divorcé. Il était alcoolique. Elle a épousé en deuxième noce Ronan, un ami d’enfance que je connaissais. Il venait d’un milieu modeste, il n’avait pas fait d’études. Elle m’écrivait que cela faisait scandale. Sa mère, toujours très à gauche, l’était moins quand il s’agissait de sa fille. Elle aurait aimé un compagnon « égal » pour elle. Instruit, friqué. Même si alcoolique. Les meilleurs chirurgiens sont tous alcooliques, c’est bien connu. Ronan a fait sa place dans la famille. Il était doux, il était serviable, il était modeste. Il bossait dur dans son garage Fiat et avait adopté comme un vrai père le fils de Lorena. Ses lettres étaient apaisées, apaisantes.
Et puis ils ont eu des problèmes. Ils se sont éloignés. Elle a développé son cabinet de pédiatrie. Elle travaillait beaucoup, elle rentrait tard le soir, elle y retournait le week-end. Elle était enthousiaste par rapport à son travail, elle aimait les enfants, elle aimait les parents, elle aimait son équipe. Le garage de Ronan perdait sa clientèle ; les gens préféraient désormais les grosses chaînes ; les voitures se complexifiaient, il ne savait plus réparer leur partie électronique. Ensemble, ils ont décidé qu’il valait mieux fermer. Ronan allait s’occuper de la maison et de leur fils. Il allait réfléchir à une nouvelle activité. Il allait prendre le temps de se réinventer. On lui disait qu’elle avait de la chance. Être avec un homme qui la soutenait dans sa carrière, qui ne se sentait pas brimé par son succès, qui n’était pas macho comme les italiens et plus encore comme les siciliens. Elle m’a écrit : je découvre un étranger ; je n’ai plus rien à lui dire et c’est problématique, il est toujours là, à la maison, quand je rentre ; je dois lui faire face tous les jours, je m’ennuie avec lui. Je ne comprends plus pourquoi je l’ai épousé, qu’est-ce que j’ai vu en lui à l’époque. Certes, il est gentil. Certes, il est tendre. Certes, il est à l’écoute. Mais je m’en fous, je n’ai pas envie de passer du temps avec lui, tout ce qu’il fait m’énerve, je le traite mal et je m’en veux et je me sens comme une criminelle. Si je le quitte, il va être dévasté, ça va le tuer.
Puis il y a eu l’épidémie. Lorena a été appelée aux urgences pour lutter contre la maladie. Leur fils est parti chez sa grand-mère, à la campagne. Ronan restait enfermé dans la maison. Il était seul toute la journée. Au bout de 45 jours (3 jours avant la fin du confinement), il a appelé la police en disant « Venez, je l’ai tuée ». Puis il a tenté de se suicider, en essayant de se couper les veines. Lui a été secouru, il s’en est sorti sans séquelles. Il aurait étouffé Lorena à l'issue d'une violente dispute. Elle ne m’avait jamais dit qu’il était violent avec elle. Après l’enterrement, sa mère m’a avoué qu’elle savait qu’il la frappait. Elle n’y avait pas cru. Ou elle s’était dit que c’était un moindre mal qu’un nouveau divorce. Elle n’avait pas pris la mesure de l’isolement de sa fille. Elle n’aurait jamais imaginé ça.
Je ne suis pas allée voir Ronan en prison. J’aurais bien aimé l’interviewer, lui demander pourquoi. J’aurais bien aimé faire mon travail de journaliste. Je n’ai pas pu. Il y a des maux qu’on ne peut pas exorciser.
Je me sens responsable. De la mort de Lorena. Des féminicides. De la possibilité qu’un homme dispose du corps de sa femme encore au XXIème siècle. De ne pas faire assez pour que ça cesse.
Lorena me manque. Son image est liée à la construction de ma féminité. Son spectre témoigne de ma déception du monde.

Commentaires

Articles les plus consultés