Le cours d'écriture de Marie



Mes intrigues
Je développe tout le temps des intrigues. Tu vois, je les embrouille, je joue au chaud / froid, je les harcèle avec des appels, je ne les rappelle pas quand elles cherchent à me joindre, je leur dis que j’ai envie d’elles, que je veux les voir, je ne leur donne plus de nouvelles. Je les recontacte. Je ne peux pas m’en empêcher. C’est plus fort que moi. Je pense que c’est lié à mon caractère vif, à ma curiosité innée. J’ai besoin de découvrir de nouvelles choses, de nouveaux corps. Je pense avoir besoin de douceur mais ce n’est pas ce que je recherche. Je cherche des proies, des succès, des victoires, des conquêtes. J’essaye, tout le temps j’essaye, avec toutes les femmes. On ne sait jamais quand on y arrive ; parfois j’arrive à conclure dans les situations les plus improbables, avec les partenaires les plus inattendues. Je suis véhément. Je suis rêveur. C’est ma nature. Je suis jovial, elles aiment mon côté enfant. Elles veulent toutes être mes mères. C’est pour ça que je les balance. Je ne supporte pas leur attachement. Elles se noient dans un verre d’eau quand elles tombent amoureuses. Elles deviennent insupportables. Elles me collent. Elles ne me mettent plus l’eau à la bouche quand elles me demandent du sérieux. Quand elles me réclament l’exclusivité c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Là je me barre. Là je m’enfouis pour de bon. Là je retrouve ma joie de vivre.

Mes plaisirs
Au début de la rue Caumartin, à midi, ça sent toujours le poisson. C’est à cause du bento japonais Ao Iazakaya, ils font griller leurs maquereaux tous les jours. Ça empeste tout le quartier. Pourtant c’est un bon resto. Il vaut mieux être à l’intérieur qu’à l’extérieur. Moi, j’y vais de temps en temps avec mes collègues. Le prix est correct, les portions fines et copieuses – c’est rare cette combinaison. Après c’est bruyant, on ne s’entend pas bien, on s’efforce à tendre l’oreille, c’est fatiguant à force. Il y a d’autres bons restos dans le quartier. Même quelques étoilés confidentiels, qui mélangent élégamment les côtés mer et terre, qui font venir de la pêche fraîche de rivière, qui ornent leurs desserts avec des fleurs comestibles. Il y en a un qui s’articule autour d’un arbre naturel, une verrière lumineuse l’entoure, on y est bien, on y est en paix, qu’est-ce que ça doit être le ciel vu la nuit, dans mes rêves il est étoilé, brillant, étincelant, y dîner est hors budget pour moi. C’est vraiment un chouette quartier le coin Opéra Madeleine Saint-Lazare. Le toit du Printemps est magique aussi : les oiseaux nous frôlent la tête dans leur vol, les papillons se posent sur nos cacahuètes sucrées, les abeilles aussi – Paris a ses ruches. Y flâner sous le soleil me fait sentir un sentiment nouveau chaque jour : parfois c’est la joie, parfois c’est la surprise, parfois c’est la gratitude. Je m’y sens bien, comme un poisson dans l’eau. Je m’y sens libre. Je m’y sens fun. Le monde, c’est moi. C’est mon secret. Dormir au Crillon avec Inès, mon assistante et maîtresse, regarder la place de la Concorde de notre balcon au crépuscule, ça aussi c’est un rêve secret. Le rêve d’une vie.    

Comment rater sa vie
Commencez par acheter une grosse voiture. Une BMW ou une Audi. Ça impressionne les filles. Continuez par acheter une grosse télé. Un écran plat tactile, un abonnement Netflix et une Xbox One. Ça impressionne les copains. Ensuite achetez une grosse maison. Une suite parentale, deux chambres d’enfants, deux chambres d’amis, 5 salles de bains. Un barbecue électrique. Ça impressionne les collègues. Partez en vacances en all inclusive. Faites de la plongée. Passez votre permis bateau. Courez un Ironman. Faites un Burning Man. Trompez votre femme. Divorcez. Recommencez. 
Bonus : Trainspotting intro
"Choose Life. Choose a job. Choose a career. Choose a family. Choose a fucking big television, choose washing machines, cars, compact disc players and electrical tin openers. Choose good health, low cholesterol, and dental insurance. Choose fixed interest mortgage repayments. Choose a starter home. Choose your friends. Choose leisurewear and matching luggage. Choose a three-piece suit on hire purchased in a range of fucking fabrics. Choose DIY and wondering who the fuck you are on Sunday morning. Choose sitting on that couch watching mind-numbing, spirit-crushing game shows, stuffing fucking junk food into your mouth. Choose rotting away at the end of it all, pissing your lust in a miserable home, nothing more than an embarrassment to the selfish, fucked up brats you spawned to replace yourselves. Choose your future. Choose life…
But why would I want to do a thing like that?
I chose not to choose life. I chose somethin’ else."

Ma première course à pied
J’ai toujours cru que je ne pouvais pas courir. J’étais trop grosse pour que je puisse soutenir un tel effort. Je fumais trop. Je buvais trop. Je menais une vie malsaine. J’étais une intellectuelle. Je ne m’agitais pas, je réfléchissais ; je ne m’activais pas, je lisais ; je ne jouais pas, je rêvais.
J’ai toujours essayé d’esquiver les heures de sport. J’avais mes règles une semaine sur deux. J’avais oublié mes affaires. J’avais une terrible migraine. J’avais un devoir à finir pour le cours d’après. J’avais rdv dans le bar à côté de l’école. Comme j’étais bonne élève par ailleurs, les profs fermaient les yeux. Ou alors ils comprenaient mes complexes, ils avaient de la compassion pour moi ; de la pitié ? Pourtant j’aimais bien jouer au foot ou au basket avec mes collègues ; j’aimais bien faire le pont aussi, j’étais souple, limite élastique.
J’ai toujours eu peur de m’essouffler, de m’évanouir, de tomber.
J’ai toujours eu peur qu’on se moque de moi.
J’ai toujours eu peur de me faire mal.
Et puis je m’y suis mise, je ne sais pas trop comment, un jour j’ai commencé. Je courais mal, je courais lentement, je marchais plus que je ne courais. Mais je m’étais fixée un objectif : une course de 10 kilomètres. J’ai pris mon dossard, j’ai validé mon inscription avec un certificat médical, j’ai créé l’événement dans mon agenda. Le jour J j’étais excitée comme une puce. J’ai adoré l’ambiance : cette foule unie par un objectif commun, cette foule souriante, enthousiaste, joyeuse. J’ai adoré la course : le bois, ma musique, me sentir portée par les autres coureurs. A l’approche de la ligne d’arrivée, j’ai paniqué : je n’y croyais pas, l’émotion était trop forte, moi courir ? La respiration coupée, les larmes aux yeux, j'ai eu peur de ne jamais arriver à franchir les quelques pas qu'il me restait à faire. Le sentiment du succès, de l’autonomie, de l’indépendance. J’ai ressenti ça à nouveau en montant ma première étagère, seule, après le départ de mon ex.
Courir c’est être libre.

Clara
Mariage pluvieux, mariage heureux – me dit-on le 8 août 2020, le jour de mon mariage. Le ciel était déchaîné. On n’avait pas vu une tempête comme celle-là depuis des années. Tout était foutu : le vin d’honneur, les photos dans le bois, le feu d’artifices. Maurice essayait en vain de me consoler. J’étais dégoûtée. Je ne voulais plus me marier. Je voulais rentrer à la maison, me jeter sur mon canapé avec un pot de glace Häagen-Dazs et regarder pour la millième fois Bridget’s Jones Diary. De toute façon j’allais finir seule. De toute façon Maurice allait me quitter. De toute façon j’allais me brouiller avec tous mes amis et toute ma famille. Je ne pouvais tout simplement pas accepter qu’il pleuve ce 8 août 2020 – le jour de mon mariage. Ce n’était pas possible. Ce n’était pas dans le plan. C’était interdit.
N’y-a-t-il pas de Dieu au ciel ?! Ne voit-Il pas ma souffrance ? Comment peut-Il tolérer ça ? Comment peut-Il laisser faire ? Pourquoi n’intervient-Il pas ? Je ne croirai plus en Dieu, c’est certain. Je ne peux pas Lui faire confiance. Il n’est pas là pour moi le jour le plus important de ma vie. Il est Absent.
La journée se déroule dans le brouillard. Je ne retiens que la tension, le ressentiment, la douleur, le nœud en haut de la poitrine. A la mairie je dis oui. A l’église je dis oui. Je répète mécaniquement ce que le maire, puis le prêtre me demandent de dire. Maurice me sourit continuellement. Il est ému. Il est inquiet aussi. Il me demande si ça va. Je hoche la tête. Je ne peux pas articuler le moindre mot de peur d’éclater en sanglots. Le vin d’honneur se tient à l’intérieur du château dans la salle à manger où on passera à table pour le dîner. On passera donc la journée enfermés dans la même salle pour l’apéro, le repas, la danse. J’étouffe. Mon sourire figé commence à me faire mal. Les muscles de la mâchoire vont bientôt me lâcher, je le sens. On me file une flûte de champagne. Je la bois. Ma mère me surveille. Elle se tient près de moi et me ressert systématiquement de l’eau pétillante à partir de là. Elle ne veut pas que sa fille se tape la honte devant les invités, ivre morte.
Mariage pluvieux, mariage heureux – j’ai dû entendre cette phrase 100 fois : je suis persuadée que sur les 200 invités, la moitié me l'a déjà dite. Je ne comprends pas quel est le sens, je ne comprends pas à quoi ça sert, je ne comprends pas comment mon mariage pourrait être heureux, je ne comprends pas de quel mariage on me parle. Il n’y aura pas de mariage. Il ne peut pas y avoir de mariage. C’est un non-sens. Cette journée qui était censée être la plus belle de ma vie est un désastre. C’est une journée odieuse. C’est une journée insupportable.
Le vin d’honneur prend enfin fin et on passe à table. Mes pieds me font mal, je sens des flèches me transpercer la plante et remonter mon corps jusqu’aux dents. Je sens mes pieds me faire mal dans ma bouche. Si je n’étais pas sonnée, j’enlèverais mes chaussures. Si je n’étais pas déchirée à l’intérieur, je ne sentirais pas la douleur, le bonheur serait trop présent dans mon corps, je le respirerais par tous mes pores. Être assise est un soulagement quand même. Je ne peux pas manger. Je ne peux toucher à aucun plan. Je ne peux pas avaler de morceau, de solide. Tout me dégoûte. Ma mère n’est plus à mes côtés alors le champagne me redevient accessible. Je bois. Maurice fait un discours. Il raconte notre rencontre. Il dit qu’il m’aime, qu’il se sent chanceux. Malgré la pluie. Je le déteste. Il veut me passer le micro. Je ne peux rien dire. Il m’excuse devant les invités, « elle est émue ». Les témoins font leurs discours. Des vidéos de moi avec mes copines. Des vidéos de Maurice avec ses potes. Nos enterrements de vie de jeune fille / garçon respectifs. Autour de moi on rigole, on s’amuse. On attend la danse. Le gâteau arrive. Maurice prend ma main et ensemble on coupe le premier morceau. Il me met de la crème chantilly sur le nez. En voyant que je ne régis pas, il nettoie mon visage. Il paraît inquiet. Il a arrêté de me demander si ça allait. Nous ouvrons le bal. Je sens mes pieds saigner. Je regarde par terre mais je ne vois pas de trace. Mon sang doit être devenu transparent. Mon sang a dû s’évaporer. Mon sang ne doit plus exister. C’est un rêve. C’est un cauchemar. Ça va s’arrêter. Je vais me réveiller. Ça va se finir. Cette souffrance. Stop. Eject. Exit. End.
Les invités nous rejoignent sur la piste de danse. Je bouge comme un robot d’un pied à l’autre, hors rythme, sans musique. Je n’entends rien à part le bruit dans ma tête. Des verres en train de se casser. Un enfant qui pleure. Une petite fille qu’on secoue brutalement par les épaules. Je fais signe à Maurice vers les toilettes. Il me demande si je veux qu’il m’accompagne. Non. Je sens son regard inquiet dans mon dos. Il viendra me chercher dans 5 minutes. Je n’ai pas beaucoup de temps. Il tapera à la porte de mon cabinet de toilettes. Il cassera la serrure. Il hurlera. Il pleurera. Il ne comprendra pas. Il dira : pourquoi elle a fait ça ? Il dira : Clara, mon amour. Il dira : Clara, ne me quitte pas. Il sera trop tard. Mon sourire restera figé sur mon visage froid. On m’enterrera dans ma robe de mariée. Il pleuvra encore.

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