Le cours d'écriture de Marie


Le rouge: La première fois que Léonie essaya les maquillages de sa mère, elle fut magnifiquement attirée par le rouge à lèvres Chanel qui trônait sur autres mascara, poudre, blush, fard à paupières, comme si la bande en acier qui entourait sa taille (si on peut parler de taille pour un rouge à lèvres) faisait office de couronne au milieu de ces courtisans pleins de faste et de pompe. En saisissant le bâton noir rectangulaire garni de deux C s'affrontant sur la ceinture argentée (encore, si on poursuit cette métaphore du rouge à lèvres - corps humain) dos à dos, comme avant un duel d'armes à feu, un dernier toucher arrière (rectal? oserai-je le dire?) de ce monde sans honneur … en saisissant donc ce rouge, Léonie sentit - comme en rêve - le naturel de son geste, comme si ses mains étaient faites pour manier cet objet plein de charme, comme si ses doigts savaient depuis toujours (depuis le ventre de sa mère) comment dé-bouchonner ce qui se révéla être la cachette d'une fleur rose qui, sous ses yeux incrédules, s'élança dans un mouvement centrifuge vers le haut du ciel blanc du boudoir maternel. Dévoilement d'un rouge à lèvre ou tendre déflorage - quel meilleur titre pour ce tableau initiatique. Léonie tenait donc maintenant le rouge à lèvres près de son visage et regardait son propre spectacle immobile dans le miroir brodé en bois tout autour. Le rouge toucha sa lèvre basse et le rose naturel de sa bouche explosa miraculeusement dans une tâche de couleur forte qui changea radicalement l'allure de son visage : elle vit ses joues fleurir et ses yeux se remplir de l'eau de mer la plus cristalline et la plus écumée. Quand elle finit de maquiller sa bouche, Léonie ne reconnaissait plus le petit oiseau coloré qui se montrait fièrement dans la glace. D'où venait cette apparition ? Quelle décantation divine l'avait faite se montrer ? Plongée dans ses pensées d'auto-divination, Léonie ne vit pas le corbeau qui s'écrasa contre la porte vitrée du salon, ni n'entendit l'explosion assourdissante du pot de fleurs (ou était-ce une carafe ?) qui reçut son corps dés-animé.

L'ourse: Cours, cours, cours, cours. Ne t'arrête pas, surtout ne t'arrête pas. Ils sont juste derrière, je sens leur respiration dans mon cou. Leurs cris ahurissants. Les objets que j'entends voler tout près de mes oreilles, la peur qui s'est accroupie la tête entre les jambes dans une boule dans mon coeur, le sifflement court des balles, on me tire dessus, ce serait la fin cette fois ? Le petit qui gémit à mon sein, pourvu qu'il ne lâche pas, je ne peux pas le tenir en courant, je ne pourrai pas le ramasser s'il tombe de mes bras, je n'aurai pas le temps, pas si je veux rentrer nourrir l'autre petit, pas si je veux qu'il survive, au moins lui, seul dans cette forêt où il n'y a plus rien que la neige, la neige éternelle, comme s'il n'y avait jamais eu d'autres saisons et comme s'il n'allait plus jamais y en avoir d'autres. Cours, cours, cours, cours. Ne te laisse pas aller. Cette fois c'est plus grave. Cette fois j'ai tué. Tué. Est-il mort ? Est-il possible qu'il ne le soit pas ? J'ai vu pourtant son corps découpé, les membres que je lui ai arrachés un à un car il ne s'arrêtait pas, il criait, il tapait, il tirait mon petit vers lui, vers sa bouche, l'aurait-il mangé ? Je ne comprends pas leur haine contre nous. Je viens en paix. C'est pour nourrir mes petits, ne le voient-ils pas ? Il n'y a rien en haut chez nous. L'hiver a duré trop longtemps. Pas un lapin, pas une taupe, pas un écureuil, pas une feuille. Et dans leurs poubelles, quelle richesse : des côtes de veau, des pommes de terre gratinées, des tartes au miel, tout ce trésor laissé pour compte, les grosses boîtes vertes attendent patiemment leurs déchargeurs motorisés. C'est toutes les semaines. Et ils vont où ? Pour qui ? Pourquoi ? Ce n'est pas juste ce gaspillage. J'en ai besoin moi pour les petits. Je ne veux déranger personne. Je viens la nuit pour pas les voir. Et eux : pourquoi m'attendent-ils cachés ? Pourquoi me jettent-ils des pierres ? Pourquoi lâchent-ils les chiens sur moi ? Je ne suis pas un criminel. Je viens en paix pour mes petits. 

Le réveil: Corentin entendit l'alarme de son iphone sonner, comme tous les matins, à 7h15. Il ouvra les yeux avec difficulté (voire même avec une certaine douleur qu'il ressentait au fond de ses yeux sans trop pouvoir la placer dans l'espace et la qualifier en intensité) et tendit la main lentement vers la commode sur laquelle se trouvait son iphone. Il saisit l'appareil, tapa le code sur l'écran numérique et appuya automatiquement sur "mail" pour recevoir son courrier de la nuit. Il savait déjà ce qu'il allait recevoir : l'alerte "seloger" pour un 3 pièces de 60 mètres carrés à Paris et l'alerte "cadremploi" pour un poste de DAF en région parisienne. Et du spam : assurance, maquillage, rencontres, fenêtres double vitrage, héritage inattendu, augmentation de pénis, Corentin pensa rapidement que le spam c'était comme la boîte de Pandore : il ne fallait surtout pas l'ouvrir. Ne trouvant aucune offre intéressante dans ses deux alertes personnelles, Corentin passa à son blackberry, qu'il consulta pour se remémorer le planning de la journée (une réunion avec le juridique à 10h pour parler de la liquidation d'une société en faillite, un déjeuner avec son pote d'école Matthew de passage à Paris pour quelques jours et un groupe de travail sur la réglementation bancaire qui allait lui bouffer tout l'après-midi - parfois, se dit Corentin, on se demande comment on peut trouver le temps de bosser réellement avec toutes ces réunions), puis tressaillit à la vue de la petite étoile rouge clignotant en haut à droite de l'icône courrier lui signifiant l'arrivée de nouveaux mails pendant la nuit. Qui aurait pu lui écrire entre minuit et 7h15 ? A quel sujet ? Serait-ce urgent ? Serait-ce quelque chose qu'il aurait du faire et qu'il aurait oublié de faire la veille ? Serait-ce grave ? Serait-ce de nature à lui foutre en l'air sa journée, à l'obliger à annuler son déjeuner et à rester travailler jusqu'à minuit comme les deux soirs précédents ? Serait-ce un problème qu'il saurait résoudre, une question à laquelle il saurait répondre ? Pire, serait-ce un problème ou une question qu'il serait censé savoir résoudre ou à laquelle il serait censé savoir répondre ? Comment ferait-il s'il n'avait pas la réponse ou s'il ne savait pas faire tout simplement ? Sa main tremblante, Corentin appuya sur le bouton central de son blackberry et ouvrit le premier mail qui s'afficha sur l'écran, celui que son boss lui avait envoyé la veille à 2h30 du matin. 

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