Le cours d'écriture de Marie


Lundi

Crier ne sert à rien, Patrick. Tu penses vraiment que si tu me rentres dedans comme ça, si tu me menaces de … de dire du mal de moi (ce que tu appelles "donner ton avis") lorsque la réorg se mettra en route, si … si tu vas cafter auprès de Gérald dans mon dos (oui, dans mon dos, ce n'est qu'après que tu es venu m'en parler, et il me l'avait déjà dit à ce moment-là) … cafter, c'est le mot ! que je ne fais pas bien mon boulot, que je ne me concentre pas assez, que j'y vais en dilettante, que je fais des erreurs, alors que ça fait une semaine que je bosse pour toi comme une folle et que j'ai mis tes urgences devant toutes mes autres urgences (et crois moi, j'en ai des urgences), si tu penses vraiment que c'est comme ça qu'on va arranger les choses, tu te trompes ! … … … Si, c'est ce que tu as dit, ce sont tes mots, Patrick ! … … … Mais je veux adresser le point, et je vais adresser le point, j'allais justement envoyer l'email quand tu as appelé ! … … … Mais parce que tu as commencé direct à crier, je n'ai pas eu l'occasion de te le dire. … … … Très bonne idée, merci! A plus tard!
Catherine raccroche et remet ses mains sur le clavier. Elle relit l'email pour Patrick et clicke sur send. Le moment où la fenêtre du texte disparaît elle souffle, le premier geste qu'elle conceptualise depuis ce matin. Tous les autres mouvements de son corps n'ont été qu'automatismes depuis 8:12, moment exact où elle a posé son venti latte écrémé sur son bureau en déverrouillant son poste, et jusqu'à ce moment exact, à 10:47, de prise de conscience du geste vital de l'air qui sort. Ses narines se dilatent avec l'inspiration et ses abdos se contractent avec l'expiration. 
Ça, c'est fait. A nous maintenant. 
Elle regarde sa bague de fiançailles et se dit qu'elle va avoir du mal à se séparer de ce rouge profond, qui l'a hypnotisée autant de fois ces dernières années. Il va lui manquer, ce vieux rubis. Elle pense instantanément à la cigarette, et au mal qu'elle a eu quand elle a arrêté. Comme si elle avait perdu une bonne copine qui la suivait partout. Elle prend son portable et appelle Antoine sur son perso, en priant qu'il ne réponde pas et qu'elle lui laisse un message sans entendre sa voix. Il n'a pas mis d'annonce d'accueil. Pas de bol. 
Allo? … … … Oui, mon chéri, je suis désolée, j'ai pris beaucoup de retard sur mon boulot ce matin, je ne pourrai pas te rejoindre pour déj, on se voit ce soir ? … … … OK, super, merci, encore désolée. A ce soir mon chéri.
Elle raccroche et se reproche de continuer à l'appeler "mon chéri". Elle n'est pas cohérente avec elle-même. Elle s'en veut. 
La sirène d'une ambulance la fait tressaillir. Elle se tourne en auto-pilote vers la fenêtre et regarde comme pour la première fois la rue des italiens qui bouchonne comme toujours à cette heure-ci. Elle n'arrive pas à se souvenir quand elle a regardé pour la dernière fois par la fenêtre de son bureau. 

Pierre attend tranquillement dans sa chambre d'hôtel que cette après-midi soit finie une bonne fois pour toutes. Comme si cette journée était le symbole de cette longue attente de sa vie, ce qui ne devait être qu'un court intermède et qui lui prit finalement 4 années entières. La chambre 216 est sa préférée du Concorde. Pas uniquement pour les moments (rares) passés ici avec Catherine. Mais aussi pour ces petits détails qu'il a fait rajouter avec le temps: le vase aux camélias à coté de la fenêtre, le jeu de cartes en remplacement de la bible, la corbeille de fruits sur la fausse cheminée. Arthur, le patron du Concorde, est un ami, et le seul au courant pour Catherine, même s'ils n'en ont jamais parlé ouvertement. Quand il lui a demandé pour la première fois s'il pouvait avoir une chambre de temps en temps chez lui pour s'isoler des siens, il ne lui a rien demandé. Sauf s'il pouvait en profiter pour avoir son avis de professionnel sur la déco, les accessoires, les services. Pierre n'aimait pas donner son avis, son conseil. C'était son métier, merde, c'est gonflé que les gens te demandent de bosser pour eux gratuitement, non ? Catherine n'était pas d'accord. Elle disait que c'était sa forme de mégalomanie. L'homme qui croyait que ses paroles valaient de l'or. Que parler donc avait un fort coût d'opportunité. Qu'il valait mieux se taire quand on n'est pas payé. Elle en riait. Elle appelait ça son talon d'Achille. Quand Arthur lui a demandé conseil, ce n'est pas par amitié, ou pour lui retourner son service, qu'il avait accepté. C'était pour elle: elle adorait les jeux, les fruits et les fleurs. Elle détestait l'église, dieu et les croyants. Elle disait que la bible lui donnait envie de vomir. Alors il lui a changé ça. De toute façon, c'était le seul cadeau qu'il pouvait lui faire. Tant qu'elle était encore mariée. 

Antoine regarde la Seine et se demande si sa vie ne pourrait pas lui ressembler plus: un cours paisible. Il y a trop souvent des inondations à cause de cette rivière de sa vie: Catherine, une eau moins tranquille que la Seine, qui ne suit pas toujours son cours. Pourtant, Dieu sait s'il n'a pas essayé de … (pause, les mots ne sont pas justes) … de la maîtriser, de l'endiguer, de lui construire ce foutu barrage artificiel qui lui permettrait de se mettre à l'abri, de stocker l'énergie, de protéger les vallées. ... Son vocabulaire d'ingénieur de hydrocentrales s'impose tout seul. C'est sûr, les mots ne sont pas justes. On n'y trouve que la notion de contrôle, de laisse, de prison. Or, ce n'est pas ce qu'il pense, ce n'est pas ce qu'il veut, non ? Mais s'il n'en trouve pas d'autres, c'est … c'est que ces mots sont quand même … justes … c'est qu'il les pense … c'est qu'ils sont siens ? Tout est dans le langage ? Je … Il n'articule pas plus. … Je … 
Au bord de l'eau, hipsters et pré-pubères. Ils jouent de la guitare, ils rient, ils boivent, ils draguent. Ce soir leur appartient. 
… Je voudrais qu'on soit jeunes à nouveau. C'est ça qu'il va dire à Catherine ce soir. Je voudrais qu'on soit jeunes et légers, qu'on s'aime et qu'on ne se pose plus de questions. 
Tu penses vraiment que c'est encore possible ? C'est la question qu'il craint. 
Pour une fois, il va prendre des risques. En repartant vers le resto où ils ont rendez-vous dans une heure, un chat noir lui coupe le chemin. Par réflexe, il fait trois tout petits pas en arrière (presque sur place). Il ne croit pas aux superstitions. Il est juste pavlovien (le chien de sa grande-mère qui - elle - y croyait à mort en l'imposant aux autres) et, il se le dit pour la première fois, un peu d'un autre siècle, de celui de ses grands-parents. L'enterrement de Mamie Martine lui vient spontanément à l'esprit, il revoit le cadavre de sa grande-même morte trop tard, il se revoit se pencher sur son front pour ce baiser ultime qui est de coutume chez les orthodoxes et il se sent secoué par une brusque envie de vomir. 

Catherine sert le couteau dans sa main droite. Elle sent parfaitement les endroits où sa bague touche la peau de ses doigts et la pression qu'elle exerce au contact du couteau. Ou c'est l'inverse ? Acier, or, rubis, chair. Elle sent remonter les vibrations de ses mains tremblantes, lui ramenant jusque devant ses yeux ce rouge profond, qui l'avait hypnotisée pendant autant de fois ces dernières années. Exactement ses mots à elle-même ce matin. Non articulés. Pensés seulement. Re-pensés maintenant, en pleine nuit. L'épiderme continue à lui parler. Elle sent, sous ses aisselles, des goutes de transpiration transpercer le voile transparent de son déodorant au jasmin et pénétrer le tissu 100% coton de son chemisier blanc. Normalement, ce sera sans conséquences. Son déo est robuste, il devrait stopper les mauvaises odeurs et les mauvaises couleurs (ce jaune sale auréolaire). Elle se demande où elle est et ce qu'elle est censée faire de ce couteau. Ou ce qu'elle en a déjà fait ? 
Elle se demande où elle va dormir cette nuit. 
Là où dorment les chiens, elle entend dans sa tête. 
Ici, bien sûr, elle entend à sa droite et réalise instantanément que sa soeur lui parle du salon, de l'autre coté du bar de la cuisine américaine.    
Tu as entendu que Brad et Angelina se sont mariés en cachette ?
Pierre l'attend … Antoine l'attend … ?
Pour Brangelina, la nouvelle fit beaucoup de bruit dès le lendemain.  

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