Le cours d'écriture de Marie


Soirée

Je prends une coupe de champagne et je sors sur le balcon dès que Henri, qui n'arrête pas de parler depuis une demie heure, se tourne pour saluer un jeune couple que je ne connais pas. C'est malpoli, mais je n'en peux plus, j'ai besoin d'air. Cette musique me rend folle. Ses accord sensuels raisonnent en moi jusqu'aux ongles des pieds. Rumba: les yeux se fondent, les corps s'enlacent. Devant moi. Sans moi. Henri ne danse pas. Et moi non plus, quand je suis avec lui. 
Ah. L'air frais me reçoit fermement. Ah. Je respire. Une fois, deux fois, trois fois. Une bonne fois pour toutes, pour que l'air pénètre jusque entre mes cuisses où je sens toujours mes poumons et mon coeur. Je trempe mes lèvres dans la coupe de champagne et je sens comment de petites bulles glacées rafraîchissent ma gorge sèche. Henri ne boit pas. Et moi non plus, quand je suis avec lui. 
Je suis seule. Enfin. Seule. J'allume une clope et j'alterne l'utilisation de mes lèvres, le baiser sur le verre, le sucer sur le filtre. Doucement. Pour que cela ne finisse pas trop tôt. Je vide mon esprit de l'intérieur, des gens, des corps, des mouvements, des discussions. Je ne pense plus à rien. 
Ah. Je ferme les yeux pour te voir plus clair dans mon souvenir de toi. Je sens que mon iris s'illumine, flambe. Ton image éclate en millions de couleurs qui descendent de mes yeux, par ma gorge, jusqu'en bas, où ton absence est toujours présente. Je mords mes lèvres et un petit son s'échappe, comme une gémissement, sans bruit. 
Fini. Je sens une main sur mon épaule et mon nom articulé par le voix d'Henri. Dans un dixième de seconde, mes yeux deviennent humides et puis secs, en avortant des larmes lourdes qui se forment et se résorbent toutes seules. Je me tourne souriante. Je pose le verre et j'écrase le filtre contre un cendrier marocain trop plein. 
Rentrons, je suis fatiguée. Henri parle. Je ne l'entends pas. Peut-être qu'il dit malpoli, rumba, champagne, clope. Peut-être que non. Je continue à respirer.
Le lendemain, de mon lit, je sens un parfum doré de croissant chaud s'entremêlant à celui, plus subtil, d'un arabica doux, comme ce matin où nous nous réveillions pour la première fois ensemble à Venise. Les odeurs me parlent toujours du passé.

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Matinée

Il était neuf heures précises quand Madame B est sortie de chez elle le dimanche cinq mars pour se rendre, comme toutes les semaines, au marché du quartier. Il était neuf heures cinq exactement quand elle était en bas de son immeuble avec son caddie vert imprimé d'une coccinelle géante. Il était neuf heures treize précisément quand elle est arrivée au marché, où elle a commencé par la première étape de son parcours, le stand de viande. Avec quatre cents grammes de boeuf, un poulet rôti, douze oeufs frais, deux cents grammes de chaource, deux kilos de tomates, un kilo d'haricots verts, quatre kilos de pommes de terre, un kilo d'oranges et un kilo de pommes golden, Madame B s'est présentée devant son stand de fleurs préféré à neuf heures trente pile, et elle en est repartie quatre minutes et cinquante-cinq secondes plus tard avec un bouquet de vingt-cinq tulipes jaunes. 
C'est précisément à ce moment-là que notre inspecteur en chef Monsieur C, qui suivait le cas de Madame B depuis le premier janvier de l'année en cours, suite aux plaintes formulées contre elle par Mesdames D et F, aujourd'hui décédées, a décidé à titre individuel et sans avoir consulté au préalable son supérieur hiérarchique, d'arrêter de suivre dans son itinéraire Madame B, en émettant l'hypothèse que cette dernière allait continuer ses tâches dominicales exactement dans le même ordre et avec le même contenu que lors des huit dimanches précédents.
Monsieur C est, encore aujourd'hui, prêt à jurer que, après avoir arrêté sa surveillance, Madame B a dû quitter le marché à neuf heures trente-cinq, arriver en bas de son immeuble à neuf heures quarante-trois et à l'intérieur de son appartement à neuf heures quarante-huit, où elle a dû immédiatement mettre les vingt-cinq tulipes jaunes achetées précédemment dans un vase en cristal placé au centre de la table de douze personnes de la salle à manger. 
Malgré les convictions personnelles de Monsieur C, nous ne pouvons pas nous prononcer aujourd'hui quant à l'implication de Madame B dans le meurtre de Mesdames D et F du cinq mars de l'année en cours à environ dix heures du matin. Sans témoin oculaire qui pourrait domicilier la présence de Madame B dans son appartement à l'heure du crime, nous ne pouvons ni considérer son alibi comme solide, ni ignorer le mobile potentiel issu de l'opposition reconnue de Mesdames B, D et F sur le thème de la nourriture des pigeons aux fenêtres de l'immeuble que toutes les trois occupaient. 

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